Frère Animal à l'Européen

Publié le par laure dasinieres

C'est au printemps dernier qu'on avait découvert cet objet hybride et singulier qu'est d'abord Frère Animal, un roman musical écrit à quatre mains par l'auteur compositeur interprète Florent Marchet et le romancier -parolier Arnaud Cathrine, dignes représentants de ce qui se fait de plus intéressant dans le paysage culturel français.

On connaît le premier pour son art à créer des univers sonores personnels, originaux et sensibles, toujours prenants, profonds, et musicalement très travaillés et le second pour ses textes incisifs et élégants, spontanés et pudiques à la fois.

Et lorsque ces deux orfèvres, amateurs de tissages de ponts entre les disciplines, dialoguent ensemble, pour travailler le thème de l'entreprise et au-delà celui des contraintes et des faux semblants sociaux et familiaux, le résultat est aussi emprunt de cynisme froid que d'émotions, plein d'inventités aussi bien sonores que textuelles.

Ayant savouré le roman-Cd, autant vous dire qu'on était assez impatient d'assister à une représentation de Frère Animal.



Craignant une simple lecture chantée, on a très vite compris que si Marchet et Cathrine sont des hommes d'écriture et de compositions, ils sont également des hommes de scène, à l'aise mais sincères et modestes, délicats.

Accompagnés d'un époustouflant, charismatique et détonnant Nicolas Martel dont l'audace insuffle par instants une jubilatoire folie glam-rock au spectacle et de Valérie Leulliot, qui malgré ses talents de musicienne et chanteuse,  reste un peu en retrait du tout par une certaine fadeur (ou un peu de fatigue seulement?), ils nous invitent dans le monde froid, désenchanté et méprisant de l'entreprise- mère nourricière SINOC (société industrielle nautique d'objets culbutots (sic..))

Cette fabrique d'improbables ustensiles de plaisance est le coeur névralgique de la ville, l'endroit où il faut travailler pour être socialement estimé, quitte à mener une vie consensuelle et disons-le, bien pourrie, où le rêve, d'audace, la différence sont prohibées.

"Suivez la voie toute tracée, ne pensez pas trop, résignez vous"... Voilà ce qu'en substance la mère nourricière dicte à ses enfants, travaillez dur et bien,voilà ce qui fera de vous des hommes accomplis.

Difficile voir impossible de passer à travers les mailles du filet.

Par le biais de Thibault, anti-héros qui a vingt ans et ne sais pas quoi en faire, n'a pas la traduction de cet univers où tout semble régi, dicté par l'Entreprise, émergent ses failles, et bien plus que tout, l'idée d'aliénation et par là même une forme de suppression du libre arbitre.

En dix neuf tableaux et près de dix personnages, Frère animal pose un regard sombre et porteur d'un humour noir retenu sur ce monde de non choix, de jeux de dupes où l'échappatoire ne peut être que l'acte criminel ou le suicide...

Portés par l'intelligence musicale qui font le charme et la force d'attraction des précédents albums de Marchet, riches d'une orchestration oscillant toujours entre ombre et lumière, les textes de Cathrine gagnent sur scène encore davantage en pouvoir de captation car ils sont servis par un jeu et une scénographie qui, malgré (ou grâce à) leur sobriété (pas de décors, pas de costume, simplement un travail d'éclairage savant) savent leur donner corps et âme de façon subtile et tantôt profondément touchante, tantôt totalement révoltante.

Si les larmes semblent parfois gagner les yeux d'Arnaud Cathrine lorsqu'il incarne un de ses personnages, si le désespoir envahit l'interprétation habitée de Florent Marchet, on est souvent bouleversé, pris aux tripes. On rit parfois, mais en coin, d'un rire jaune.

Malgré sa gravité thématique, même s'il dresse le constat d'un monde sans beaucoup d'espoir, Frère animal , tragi-comédie musicale, réussit le tour de force de n'être jamais plombant ou pesant.
Objet scénique et musical à part, il convainc, séduit, suscite la réflexion et invite à prendre le large des chemins sociaux convenus.

Le public venu très nombreux ne s'y est pas trompé, Frère animal est une réussite, élégante, intelligente et pour le moins délectable.

Publié dans Chroniques de concerts

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